L’état de servitude (al-‘ubūdiyya)

L’état de servitude (al-‘ubūdiyya)

L’état de servitude (al-‘ubūdiyya)

(واعْبد ربّك حتّى تأْتِيَكَ اليَقِين)

« Et adore ton Seigneur jusqu’à ce que te vienne la certitude !  » [Sourate al-Ḥijr, 15:99].

Al-‘ubūdiyya désigne d’une manière générale l’état de servitude caractéristique de la condition d’être créé et opposé à l’état de Seigneurie (rubūbiyya) qui appartient au seul Créateur (al-rabb). L’imam Qushayrī (m. 465/1074) et l’imam Ibn ‘Ajība (m. 1224/1809) distinguent tous deux trois degrés dans l’état de servitude.

C’est ainsi que l’imam Qushayrī rapporte la parole suivante du maître Abū ‘Alī al-Daqqāq : « L’obédience (ou la servitude) est plus complète que l’observance (‘ibāda). Le premier degré est l’observance (‘ibāda), le deuxième l’obédience (‘ubūdiyya), et le troisième la dévotion (‘ubūda). La ‘ibāda est pour le vulgaire, la‘ubūdiyya est pour l’élite, et la ‘ubūda est pour les élus de l’élite. » Il a dit également : « La ‘ibāda est pour ceux qui possèdent la science de la certitude, la ‘ubūdiyya est pour ceux qui possèdent l’œil de la certitude, et la ‘ubūda est pour ceux qui possèdent la réalité de la certitude. »

De son côté, Ibn ‘Ajība mentionne les définitions suivantes de la ‘ubūdiyya :

- «  L’obédience consiste à rendre au Seigneur l’hommage qui lui est dû (qiyām bi ādāb al-rubūbiyya), avec la conscience de la faiblesse de la condition humaine (bashariyya). »
- «  C’est respecter les prescriptions divines (ḥudūd), être fidèle à ses engagements, et se montrer satisfait de ce qui existe et constant devant ce qui fait défaut. »

Abū ‘Alī al-Daqqāq a dit : J’ai entendu al-Naṣrābāḏī dire : « La valeur du serviteur se mesure à l’objet de ce qu’il sert, tout comme la noblesse du connaissant se mesure à l’objet de sa connaissance. »

La véritable noblesse réside dans la servitude

Le Cheikh marocain al-‘Arabī al-Darqāwī (m. 1239/1823) dit dans ses Rasā’il : « Par Dieu ! La véritable noblesse réside dans la servitude (‘ubūdiyya). C’est pourquoi Dieu fit l’éloge de Son Prophète en disant dans Son Livre : « Gloire à Celui qui fit voyager nuitamment Son serviteur… » [17:1]. Il n’a pas dit : « Son Prophète », ni « Son Envoyé » mais a choisi le terme de serviteur. Le Prophète est, en effet, réellement et pleinement Son serviteur. Dieu fit aussi l’éloge d’autres prophètes en insistant sur la servitude : « Quel excellent serviteur ! Revenant sans cesse vers nous ! » [38:30] ; « Et mentionne nos serviteurs Abraham, Isaac et Jacob… » [38:45]. Selon une autre lecture de ce verset, il faut lire : « Notre serviteur Abraham… » Il est donc parfaitement évident – pour celui à qui Dieu a ouvert l’œil du cœur et illuminé l’intérieur – que la servitude constitue la noblesse de toute créature quelle qu’elle soit. Cramponnez-vous donc à cet état et attachez-vous à ce qui est difficile à supporter pour l’ego et non à ce qui lui est agréable. Comme l’a dit le Très-Haut : « Certes, tous les habitants des cieux et de la terre se présenteront devant Lui en tant que serviteurs. » [19:93]. La différence est immense entre celui qui adore son Seigneur non par contrainte mais par choix libre et celui qui L’adore non par choix libre mais par contrainte ! A l’évidence, il n’est pas de voie vers la liberté en dehors de la servitude. Paix. »[1]

Si les maîtres ont pu dire que la noblesse et la liberté se trouvent dans la servitude, c’est parce que les choses sont cachées dans leurs contraires. Une des ḥikam (paroles de sagesse) d’Ibn ‘Aṭā Allāh al-Iskandarī (m. 709/1309) l’exprime ainsi :

« Gloire à Celui qui a caché le mystère de l’élection divine (khuṣūṣiyya) sous l’extérieur de la nature humaine (bashariyya) et qui a manifesté Sa magnificence seigneuriale (rubūbiyya) en faisant apparaître l’état de servitude (‘ubūdiyya). »[2]

Commentaire d’Ibn ‘Ajība :

« L’élection divine » désigne la lumière de la Vérité dont Dieu illumine les cœurs de Ses serviteurs élus et rapprochés, une fois qu’ils sont purifiés des impuretés et exempts des mauvais penchants et des altérités. Ils sont alors rendus absents à la vision d’eux-mêmes par la vision de leur Seigneur. Le mystère [de cette élection], c’est ce que contient cette lumière en fait de hautes perfections, d’attributs de sainteté et de qualités sublimes qui conviennent à celui qui en est paré, comme la grandeur, la puissance, la force, la magnificence et la majesté, ou comme le fait d’être distingué par le pouvoir total, la science étendue et toutes les autres caractéristiques de la perfection. Puis Dieu – gloire à Lui -, en vertu de Son immense Sagesse et de Son Pouvoir éclatant, cacha ces caractéristiques attachées à cette lumière sous l’extérieur de leurs contraires qui sont les caractéristiques de la servitude. Il cacha ainsi sa grandeur et sa magnificence sous l’extérieur de l’humilité, de l’indigence et de la faiblesse du serviteur. Il cacha sa puissance et son influence sous l’extérieur de l’impuissance et de l’asservissement ; Il cacha sa science étendue sous l’extérieur de l’ignorance et de l’oubli, et Il en fit de même pour toutes les caractéristiques de la servitude s’opposant à celles de la Seigneurie.
Gloire à Celui qui cacha les choses dans leurs contraires, voilant les perfections de la Seigneurie par les imperfections de la servitude, car s’il en était autrement, le secret ne serait pas gardé et le trésor ne serait pas enseveli, comme l’auteur le dira plus loin : « Dieu a caché les Lumières du tréfonds des cœurs sous le voile épais des apparences afin de préserver leur splendeur de se commettre par leur apparition, et pour qu’elles ne soient pas vulgarisées. »[3]

[…] De même qu’Il cacha le secret de l’élection divine dans son contraire, Il manifesta sa magnificence seigneuriale en faisant apparaître l’état de servitude. Le Cheikh Abū al-Ḥasan [al-Shāḏulī] – que Dieu l’agréé - a dit : « L’état de servitude est un joyau qui manifeste la Seigneurie. » En effet, la Seigneurie implique l’existence d’un vassal (marbūb) dont les qualités sont à l’opposé de celles de son Seigneur (rabb), celles-ci étant les perfections divines et les attributs de sainteté. Les qualités de la Seigneurie, qui sont la richesse, la gloire, la puissance et toutes les autres perfections, ne peuvent se manifester que dans leurs contraires, à savoir l’indigence, l’humilité, la faiblesse et le reste. L’indigence véritable concerne toutes les choses créées, tandis que la richesse absolue revient à Celui qui se manifeste dans la terre et aux cieux : Ô hommes, vous êtes dans le dénuement [le plus total] à l’égard de Dieu, et Dieu est le Riche, le Digne de louanges. » [35:15].[4]

Les caractéristiques de la servitude

D’après Ibn ‘Ajība, les qualités de la servitude sont au nombre de quatre et s’opposent aux qualités de la Seigneurie, lesquelles sont également au nombre de quatre :

1- Le dénuement du serviteur devant la richesse de Dieu.
2- L’humble condition du serviteur devant la gloire de Dieu.
3- L’impuissance du serviteur devant la puissance de Dieu.
4- La faiblesse du serviteur devant la force de Dieu.

C’est la pleine conscience de ces attributs qui amène à l’état de servitude. En commentant une ḥikma(parole de sagesse) d’Ibn ‘Aṭā’ Allāh al-Iskandarī qui dit : « Les épreuves (fāqāt) sont les tapis des grâces »[5], le Cheikh al-Boutī (m. 2013) montre le rapport entre ces caractéristiques (dénuement, humble condition, impuissance et faiblesse) et l’état de servitude :

« [La ‘ubūdiyya,] c’est la conscience de ta dépendance vis-à-vis de Dieu, du besoin que tu as de Lui et de ta faiblesse devant Lui. […] Veux-tu savoir quel est ce tapis qui, si tu le foules, amène ses grâces ? Ce tapis, c’est ton rapprochement de Dieu par ton dénuement. C’est que tu cherches à te rapprocher de Dieu par ton besoin de Lui, ton humilité et ta faiblesse, et que tu sois totalement impuissant concernant ton affaire. Si tu marches et t’assieds sur ce tapis, tu obtiendras un don conséquent et les grâces te seront octroyées de la part de Dieu.
[…] Tout comme le corps ne vit pas sans l’esprit qui l’anime, les actes d’adoration par lesquelles nous cherchons à nous rapprocher de Dieu ne peuvent être rendues vivantes – c’est-à-dire qu’elles n’ont pas de sens et ne sont pas acceptées par Dieu - si elles sont dépourvues de l’esprit qui les anime. L’esprit du corps est bien connu, c’est ce qui l’anime et lui donne vie. Mais qu’est-ce que l’esprit des actes d’adoration ? Quel est cet esprit qui doit se diffuser dans les actes d’adoration ? La conscience de ta servitude (‘ubūdiyya). L’esprit des actes d’adoration, c’est la conscience de ta servitude. Qu’est-ce que la servitude ? La servitude est la conscience que tu as de ton extrême humilité devant Dieu – exalté soit-Il. C’est être consciemment exempt des illusions d’avoir une force autonome et une existence indépendante, et avoir conscience de ta totale et entière dépendance vis-à-vis de Dieu.
[…] Cette conscience vient des épreuves – c’est le sens du terme fāqāt. Ce sont les calamités (maṣā’ib) qui nous font réaliser notre dépendance vis-à-vis de Dieu et nous amènent à Sa porte :« Chaque arrivée des épreuves est une fête pour les aspirants. »[6]

L’état de servitude du Prophète – sur lui la grâce et la paix

L’état de servitude du Prophète, qui est le plus parfait des êtres créés, s’est manifesté dans de nombreux épisodes de la sīra. Il disait lui-même : « N’exagérez pas dans mon éloge comme l’ont fait les chrétiens à l’égard du fils de Maryam. Je ne suis qu’un esclave, alors dites : L’esclave de Dieu et Son Envoyé. »[7] Parmi les manifestations de son humilité, il y a le fait que Dieu lui laissa le choix d’être un prophète-serviteur ou un prophète-roi, et il choisit la servitude, par humilité à l’égard de son Seigneur.
Un jour qu’il sortit vers ses compagnons appuyé sur un bâton, ceux-ci se levèrent [à son arrivée]. Mais il leur dit : « Ne vous levez pas comme le font les Perses pour se glorifier les uns les autres. Je ne suis qu’un serviteur, je mange comme un serviteur et je m’assois comme un serviteur. » Il montait les ânes et faisait monter en croupe ses compagnons ; il rendait visite aux malades, fréquentait les pauvres, répondait à l’invitation des esclaves et prenait place parmi ses compagnons en se mêlant à eux, là où il trouvait une place.
Anas b. Mālik a rapporté que le Prophète fit son pèlerinage, monté sur une chamelle avec une selle usée, vêtu d’un habit qui ne valait pas plus de quatre dihrams, en disant : « Ô Allāh, fais en sorte que ce pèlerinage soit dénué de toute ostentation et de tout désir de renommée ! »[8] Lors de la conquête de la Mecque, il y entra avec les troupes musulmanes en baissant la tête à tel point qu’elle touchait presque le pommeau de la selle, et ce par humilité devant Dieu.[9]
Al-Ṭabarī rapporte dans son Mukhtaṣar al-sīra que lors d’un voyage, le Prophète ordonna à ses compagnons de préparer un mouton qui avait été sacrifié. L’un d’eux dit : « Je me charge de le dépouiller de sa peau. » Un autre dit : « Je m’occupe de le cuisiner. » Et le Prophète dit à son tour : « Je m’occuperai donc de rassembler du bois pour le feu. » Ses compagnons lui dirent alors : « Ô Envoyé de Dieu ! Nous nous occuperons de tout. » Ce à quoi il répondit : « Je sais bien que vous pouvez le faire, mais je déteste me distinguer de vous, et Dieu déteste voir Son serviteur se distinguer du reste de ses compagnons. »[10]

Sa servitude envers Dieu se manifestait aussi dans la prière rituelle, durant laquelle il lui arrivait de rester debout si longtemps que ses pieds en étaient tout enflés. Lorsque son épouse ‘Ā’isha lui demanda la raison de sa persistance alors que son Seigneur lui avait déjà pardonné ses péchés passés et futurs, le Prophète répondit : « Ne devrais-je pas être un serviteur reconnaissant ? »[11]

SOURCES PRINCIPALES :

Abū al-Qāsim al-Qushayrī, al-Risāla al-qushayriyya.
Aḥmad b. ‘Ajība, Mi‘rāj ;
- Īqāẓ al-himam fī sharḥ al-ḥikam.
Muḥammad al-Khuḍarī, Nūr al-yaqīn fī sīrati sayyidi al-mursalīn.
Muḥammad b. ‘Alawī al-Mālikī, Muḥammad : al-Insān al-kāmil.

www.nayloulmaram.com - Waakeur Maam Khalifa Niass


[1] Cheikh al-Darqāwī, Lettres sur le Prophète, p. 172.
[2] Ibn ‘Aṭā Allāh al-Iskandarī, Ḥikam, paroles de sagesse, Archè Milano, 1999, ḥikma n°110.
[3] Ḥikma n°158.
[4] Aḥmad b. ‘Ajība, Īqāẓ al-himam fī sharḥ al-ḥikam, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth, p. 219-220.
[5] Ibn ‘Aṭā’ Allāh al-Iskandarī, ḥikma n°170.
[6] Ḥikma n°169.
[7] Bukhārī.
[8] Tirmiḏī.
[9] Muḥammad al-Khuḍarī, Nūr al-yaqīn fī sīrati sayyidi al-mursalīn, Dār al-fikr al-‘arabī, p. 227.
[10] Muḥammad b. ‘Alawī al-Mālikī, Muḥammad : al-Insān al-kāmil, al-Maktaba al-‘aṣriyya, p. 143.
[11] Muslim.

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